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24 Jan 2021

Découvrez une nouvelle inédite de Vincent Rahir

Envie d'en savoir plus sur l'écriture de Vincent Rahir? Entrez dans son univers à travers cette nouvelle inédite et déstabilisante: "Le Trésor."

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Le trésor

 

J’ai quitté le père de ma fille depuis près d’un an, et mes parents ne s’en sont toujours pas remis. Oh, ce n’est pas qu’ils l’aimaient, loin de là, mais ils aiment leur petite-fille. Et même s’ils n’ont jamais compris ce que je faisais avec cet homme, s’ils ont sans doute pleuré quand je suis tombée enceinte, ils ont reporté tout leur reste d’amour sur ma fille dès qu’elle est sortie de mon ventre, qu’ils l’ont reçue dans leurs bras comme un dernier cadeau de la vie. A présent leur trésor voyage entre deux maisons, passe d’une main à l’autre de deux parties d’un couple déchiré, et ils ne semblent plus capables que d’inquiétude à son sujet, comme si cette épreuve allait la détruire à tout jamais et que tous les efforts qu’ils ont fournis depuis quatre ans allaient s’anéantir et sombrer dans l’oubli, ainsi qu’Atlantis avant elle.

Je ne leur donne pas totalement tort. J’ai ma part d’inquiétude. Comment vit-on les affres de la séparation de ses parents quand on n’a que quatre ans? D’autant que mes relations avec son père ne parviennent plus à se détendre et que ses tentatives de me récupérer ou son combat pour gagner quelques jours supplémentaires de garde m’usent et fatiguent mon cœur. Que ressent-elle à travers moi ? A travers lui ? Comment gérer ces petits mots d’enfants quand elle murmure tout contre moi : « j’étais plus heureuse avant, et toi aussi Maman ? » Avant j’étais malheureuse, mais je ne pleurais pas, je faisais bonne figure. J’étais déjà partie depuis longtemps, mais ne le montrais pas. Il n’a rien vu venir et il n’a rien compris. Comment le pourrait-elle, à quatre ans, elle que j’ai tant aimé, tant couvé, tant serré contre moi les soirs où il ne rentrait pas ?

Quand les digues ont craqué, l’eau a tout emporté. Je n’avais plus d’amour pour lui, plus de désir depuis longtemps, plus d’envie d’essayer. Il ne me restait plus que mon enfant à qui j’ai, depuis le début, tout donné de mon sang et ma vie. Mon enfant, pour qui j’allais continuer.

Je vois encore le visage de mes parents le soir où je l’annonce et j’entends encore leurs questions. Pas une seule pour moi. Toutes pour elle. Que va-t-il lui arriver ? As-tu pensé à son bonheur ? Mais je ne pense qu’à ça maman. Je ne pense qu’à elle, qu’à son bonheur. Mais le mien ?

Bien sûr, il y avait un autre homme, mais je ne pouvais pas le dire. Je ne voulais pas qu’il porte la responsabilité d’être celui pour lequel j’avais quitté le père de ma fille. Alors, je l’ai caché. J’étais partie dans mon esprit depuis longtemps, je pensais vivre ainsi jusqu’au bout, supporter pour ma fille son père absent ou encombrant quand il était là, son père qui n’avait pas que des défauts, mais dont les défauts avaient finis par prendre trop de place pour me laisser voir encore les qualités. J’étais déjà hors de ce couple depuis plusieurs années quand j’ai rencontré cet autre homme. Il y en avait eu d’autres avant lui, mais soudain quelque chose arriva. Le sentiment que ma vie valait mieux que ça, que j’étais quelqu’un d’autre, un souvenir de moi dont il me renvoyait le reflet invita un sursaut de mon cœur et d’orgueil. Enfin j’ai eu l’audace, le courage, de prendre ma vie en main, malgré mes peurs pour ma fille, malgré le saut dans le vide que j’orchestrais, malgré le froid entre mes omoplates. Soutenu par le regard d’un homme qui me voyait enfin, j’ai sauté. Mes parents n’auraient jamais pu comprendre cela, mieux vaut d’ailleurs qu’ils ignorent le chemin que j’ai pris pour en arriver là. Ils n’en ont rien à faire, seul compte leur trésor, leur amour chéri, ma fille, qu’ils vont rechercher à l’école à midi et garde jusqu’à 17h30 chaque soir.

 

Je suis une fille unique. Je sais ce que cela représente d’être celle sur qui repose tous les espoirs. Comme disait mon père « Être Nobel ou rien », mais je vois aujourd’hui cet envers du décor dans l’attention qu’ils portent à ma fille, bienveillante et cependant malhabile, excessive et protectrice. Je voudrais les remercier de tout ce qu’ils font pour nous et cependant les supplier de nous laisser en paix. Car j’ai de plus en plus le sentiment que ma façon de rêver l’éducation de ma fille et la leur se fricotent. Ils souffrent d’avoir à la partager avec mon ancienne belle famille, maintenant qu’elle passe trois week-ends par mois chez son père. Leur temps avec elle a fondu comme neige au soleil, disent-ils, et ils souffrent, égoïstement. Que dire de mon temps ? Moi qui l’avais à cent pourcent, toujours pour moi, sans interruption, mon ex n’ayant jamais réussi à prendre sa place à nos côtés tant je la protégeais déjà de lui, malgré moi, inconsciemment.

Je souris à cette phrase. Moi qui ne voulais pas d’enfant, qui suis tombée enceinte sans l’avoir prémédité, presque par accident, je suis devenue une mère dévouée, exclusive, altruiste et sans doute un peu louve. Je ne comprenais pas ces parents qui s’extasiaient en déclarant que leurs enfants étaient la prunelle de leurs yeux, et je suis devenue comme eux. J’ai créé avec ma fille, une relation fusionnelle dont je ne parviens pas, malgré la séparation, à me défaire ; souffrant quand elle part chez son père comme si l’on m’arrachait un bras et le cœur à la fois.

J’aurais aimé que mes parents me soutiennent davantage, pas qu’ils me culpabilisent d’avoir choisi une fois, juste une, quelque chose pour moi, pour mon bien, pour survivre. Revivre plutôt. J’aurais aimé qu’ils s’inquiètent pour moi aussi, qu’ils me comprennent, qu’ils m’encouragent. Au lieu de cela, ils me reprochent mon choix, mon attitude et mon égoïsme. À cause de moi, c’est leur trésor qui souffre.

 

Je ne pense pas avoir jamais été une mauvaise fille, au contraire. Bien sûr, ils mourraient s’ils savaient certaines choses que j’ai faites, comme de fréquenter des sites de rencontres adultères pour m’offrir à des inconnus pour le seul plaisir de jouir à défaut d’être aimée. Je n’ai pas honte, je ne regrette rien. Cela fait partie de mon chemin et je suis à présent sur une autre partie de la route où j’aime un homme qui m’aime en retour. Un homme à qui je n’ai pratiquement rien caché. Qui me prend telle que je suis, avec mes imperfections et mes maladresses. Et je pense avoir joué mon rôle de bonne fille aussi souvent que possible auprès de mes parents. Ce qui nous séparent, eux et moi, est ce qui nous unit : ma fille. Leur trésor. Mon trésor.

Ma séparation les a atteints au-delà de ce que j’aurais pensé. Je les regarde et soudain, ils sont vieux. Ce ne sont plus ces vaillants pensionnées très actifs, encore joyeux et vifs d’esprit. Ce sont des petits vieux fragilisés, aux pensées un peu étroites. Et l’attention qu’ils projettent sur ma fille m’encombre. J’interviens pour la protéger soudain d’eux aussi. Des mots se heurtent, malencontreux, et le fossé se creusent. Surtout avec mon père que depuis la séparation, ma fille évite. Elle repousse ses gestes de tendresse, refuse de l’embrasser, demande la paix et j’exige qu’on cesse de la forcer si elle n’a pas envie. Je défends son droit de dire non et de disposer de son corps. Je l’arme déjà comme une petite femme contre les assauts masculins. « Voyons, répond ma mère, il faut faire la différence entre la famille et les étrangers, apprendre le respect des ainés », et je m’emporte. Ils ne le comprennent pas, jugent sans doute que j’ai changé et, bien sûr, ils ont raison, j’ai changé. Je ne suis plus soumise, enfermée dans mon rôle de bonne petite compagne et de gentille petite mère. Je suis libre et indépendante à présent, j’ai quarante ans et je suis moi. Je sais ce que je veux. Et je veux éduquer ma fille comme je l’entends, dans l’amour, le respect, la confiance et la bienveillance. Sans doute suis-je parfois maladroite encore, et excessive. Peut-être à côté de la plaque, mais qu’importe, je serai seule à assumer cette responsabilité-là. Et je pourrais me cacher plus tard derrière les complications de la séparation et l’éducation alternative que mon ex envisage, à l’opposé de la mienne. Ce n’est pas le sujet. Les choix que j’opère sont les miens et je les revendique. Personne ne décide pour elle à ma place, pas même mes parents. Du coup mon père pleure sans interruption.

Mon père. Un homme à la santé fragile et au passé délicat. Fils illégitime, professeur, malade d’une malformation du cœur, dépressif chronique et prodigieusement négatif sur tout ce que l’univers fait éclore sur son chemin. Prudent à l’excès et terriblement en manque d’amour et d’attention. Comment peut-il survivre au rejet de ma fille ? Et moi, je la comprends si bien, moi qui ai grandi près de lui, qui ai souffert de sa présence oppressante lorsqu’il s’obstinait à s’occuper de moi quand je voulais que ce soit Maman, qui me racontait tous les soirs une histoire, me couvrait de baisers, perçait ma bulle d’intimité sans demander la permission, jouait le rôle de la mère en débordant d’amour et d’attention. Parfois de trop d’amour et de trop de caresses que j’en avais la nausée. Moi qui ai tant voulu l’éloigner de moi, le repousser aussi. Comment en voudrais-je à ma fille de se sentir, déjà, oppressée par son amour excessif et exigent ?

Et de tout ça bien sûr, jamais nous ne parlons. Nous ne parlons pas dans notre famille, ni de ça, ni de rien. On ne parle que d’elle, de ma fille, mais sans dire l’essentiel. Et comment pourrais-je dire ce qui me terrifie à l’heure qu’il est ? Comment pourrais-je dire pourquoi je tremble dès qu’elle est auprès d’eux ? Auprès de lui surtout ? Comment pourrais-je leur expliquer pourquoi j’ai demandé à ma mère de ne pas la laisser seule avec lui, parce qu’elle me l’a demandé et que je l’ai promis. Je l’ai promis le soir où elle m’a dit, en sortant du bain, que bon papa l’avait touchée là, entre les jambes, et que je n’ai pas osé poser plus de questions, de peur d’induire malgré moi des réponses. De peur aussi, peut-être, des réponses. Il n’y avait rien dans sa voix. Ni peur, ni colère, ni joie. Une simple remarque au milieu d’un tas autres, anodine. Et mon instinct de mère louve aux aguets n’a rien trouvé pour étayer ces dires par la suite, attitude classique, tantôt boudeuse et distante avec lui, tantôt câline et joueuse, comme toujours, surtout lorsqu’elle ne l’a plus vu pendant quelques jours. Et plus aucune allusion de sa part par la suite. Mais une voix en moi, un écho, de la petite fille que j’étais, qui ne se souviens pas, qui n’a pas de mémoire, mais qui murmurait déjà, bien avant la naissance de ma fille, serait-il possible que… ? Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir pour moi, mais je tremble pour elle. Comment dire ça à mes parents ? Comment anéantir mon père si ce n’est qu’un geste maladroit et accidentel surgit pendant le jeu, ou détruire ma famille si c’est plus que cela ? Et comment lui montrer, à elle, qu’elle peut me faire confiance et que je la protège ?

 

Je me gare dans l’allée devant chez eux pour la récupérer. Nous n’allons rien nous dire d’essentiel. Je vais la reprendre et rentrer chez nous, jouer, aimer, rire et dormir auprès d’elle. J’aimerais savoir comment elle va, au fond d’elle. Je ne sais pas. Je sais juste que je l’aime au-delà de moi-même et que si je ne devais n’en sauver qu’une, ce serait elle. Mon trésor.

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